La voix des terrils
L’histoire commence aux pieds des terrils. Dans les années 70, Micheline Dufert habitait à Couillet à deux pas des hauts fourneaux. Francis Pourcel vivait à Monceau-sur-Sambre, non loin des hauts fourneaux, lui aussi. «Notre décor, c’était les tramways, l’industrie avec le raffut des machines, les sonneries qui rythmaient les pauses des ouvriers, la fumée qui s’élevait au sommet des cheminées…», précise-t-il. «La région n’était pas très bucolique à l’époque. Notre environnement était très bruyant mais ce n’était pas désagréable. Au contraire, cela me fascinait : le vacarme des usines est une musique en soi, avec ses sons graves, ses aigus, ses bourdonnements, ses bruits de grappin…» C’est donc assez naturellement que Francis se lance avec deux amis dans la création de musique industrielle. Sous le nom de Kosmose, la formation a notamment signé la bande son du film Charleroi Industry, réalisé par le frère de Francis.
En 1977, Francis, attiré par le punk et le rock dur, part à la recherche d’une chanteuse à la voix puissante et n’ayant pas froid aux yeux pour former un nouveau groupe, SIC. C’est là que Micheline fait son entrée dans l’histoire et dans la vie de Francis. Ils sont sur la même longueur d’onde, passionnés par la création brute et les paysages industriels d’où ils tirent tous leurs visuels artistiques. Le duo devient vite un couple. Début des années 80, désireux de continuer à expérimenter différents sons et courants, Micheline et Francis s’orientent vers la minimal wave. Ils se produisent dans des maisons de jeunes, comme le Coup de fusil, côtoient la plupart des musiciens carolos, enchainent les collaborations multiculturelles avec Interculture, une association de musiciens issus de l’immigration. «La musique prenait beaucoup de place dans nos vies», explique Micheline. «On n’en vivait pas, on travaillait d’ailleurs en journée, mais c’était plus qu’un loisir. C’était une respiration au quotidien. Notre mode d’expression.»
En territoires inconnus
Faute de temps, Micheline et Francis vont toutefois délaisser leurs instruments. Le couple est devenu une famille. Les priorités ont changé. Les contraintes se sont amplifiées. La musique, ils l’écoutent plus qu’ils ne la jouent. Pour se changer les idées, ils continuent à explorer, mais cette fois les paysages. À l’aube des années 2000, ils redécouvrent les terrils. Sur Terrils.be, ils entendent parler de la transterrilienne, un projet qui ambitionne de relier tous les terrils, et notent plein de bons plans pour accéder à ces différents lieux. Peu de gens s’intéressaient à l’époque à ces collines du Pays Noir. Les sentiers n’existaient pour ainsi dire pas. Le projet de transterrilienne est ensuite repris par l’équipe des Sentiers de Grande Randonnée (SGR) et en 2006, le topo-guide du sentier de GR412 des terrils, qui s’étend sur 300 km de Bernissart à Blegny-Mine, est édité. Une fois dans les mains de Micheline et Francis, ceux-ci ne le lâchent plus. Étonnant pour d’anciens musiciens punk, non ?
«Les punks, ce sont des adeptes du Do It Yourself ! Ce ne sont pas des consommateurs classiques, mais des habitués du système D, qui aiment sortir des sentiers battus. On a toujours produit nos propres loisirs… Comment n’aurions-nous pas été séduits par l’idée de remonter sur les terrils ? C’était une aventure accessible en toute saison et à toute heure. Pas de chemin à suivre. Plein de trésors à débusquer (les terrils sont remplis de vestiges, de rails, de structures permettant notamment l’acheminement des schistes, de minéraux diversifiés, etc.), de végétaux à observer, d’histoires à reconstituer.» Micheline et Francis ouvrent rapidement un blog illustrant leurs pérégrinations, Cheminsdesterrils.be ; ce qui leur offre une belle visibilité et les encourage à continuer à arpenter les quelques 150 sites miniers que compte le bassin industriel de Charleroi.
Relier les terrils entre eux
Micheline et Francis venaient de parcourir la chaîne des terrils de Dampremy-La Docherie (Piges, St-Théodore-Bayemont) quand l’idée leur est venue de relier tous les terrils par un cheminement. «Deux années durant, nous avons veillé à réactiver les sentiers existants, créé des liaisons qui n’existaient pas, longuement parlé avec les riverains. Des heures et des heures passées à faucher, tailler, débroussailler, en observant comment les riverains allaient utiliser ces sentiers». Convaincue de l’importance du GR412 dans le renouveau de Charleroi, Micheline, déjà baliseuse pour les Sentiers de Grande Randonnée, propose à Lucien Antoine, délégué des GR pour le Hainaut, que le tracé qu’ils viennent d’ouvrir sur la chaîne des terrils et relié au centre-ville rejoigne celui du Martinet traversant le parc de Monceau. «Comme il était partant, nous avons cherché à goupiller un cheminement en restant le plus longtemps possible en site propre», se souvient-elle. «Finalement, nous avons obtenu les autorisations de baliser en GR via Martine Piret de la Direction de l’Aménagement et du Développement Urbains. Ce travail se fit sans le moindre budget, ni subside, mais nous avons pu bénéficier d’un sacré soutien de la part des autorités carolos.»
Le moteur de Micheline et Francis ? L’envie de (re)découvrir et valoriser ce parc naturel pour qu’un maximum de gens puissent en profiter. Ils aimeraient faciliter l’accès à cette chaîne des terrils et à ses paysages à partir de la gare de Charleroi-Sud en demandant une passerelle à hauteur de la confluence entre la Sambre et le canal Charleroi-Bruxelles ; ce qui relierait par ailleurs les circuits RAVeL. Tout comme lorsqu’ils faisaient de la musique, ce projet permet aussi à ces insatiables explorateurs de multiplier les rencontres et de se frotter à d’autres univers. «Nous sommes toujours partants pour des collaborations artistiques. Quand le collectif d’HOTEL CHARLEROI nous a contacté pour inclure nos morceaux dans le cadre de leur projet, nous n’avons pas hésité. Et lorsque l’édition suivante a pris place à Marchienne, nous nous sommes proposés pour guider une marche reliant les interventions artistiques. C’est à cette occasion que nous avons rencontré l’équipe de l’Eden avec qui, très vite, le courant est bien passé.»
L’âme du Pays Noir
Si bien qu’en 2014 et en 2015 à l’occasion des Fêtes de Wallonie, Micheline et Francis guidaient l’exploration urbaine Su lès tèris, sintèz come èm’ keûr bat organisée par le Centre Culturel. Et qu’en 2016, une carte reprenant les informations topographiques de cette boucle additionnelle au GR412, les installations artistiques pérennes et points remarquables qui la composent, est publiée et distribuée depuis à l’Eden et à la Maison du Tourisme. «C’est dans ce cadre-là qu’on a choisi de renommer le circuit Collines vertes du Pays Noir (appellation initialement choisie par les SGR) en Boucle Noire, plus percutant !», précisent les concepteurs. «On pensait qu’après, cette rando pouvant désormais être parcourue individuellement tout au long de l’année, on passerait à autre chose mais on n’y parvient pas… Contribuer à la renommée de la Boucle Noire et la préserver impliquent d’entretenir le balisage qui est régulièrement vandalisé, de demander l’enlèvement des incessants dépôts clandestins jusqu’à ce que les autorités adoptent des mesures structurelles, de répondre comme il se doit aux demandes fréquentes des journalistes, étudiants, touristes…»
Un gros investissement que Micheline et Francis aimeraient voir partagé. «Les paysages transformés et contrastés, le biotope des terrils, l’industrie, le fonctionnement du charbonnage, ce sont nos racines, à nous Carolos. Un savoir qui mérite d’être transmis et pérennisé. La Boucle Noire nous ramène à l’histoire de Charleroi, elle permet de comprendre ses évolutions socio-économiques ; la force, l’âme et le labeur des habitants du Pays Noir ; les stigmates du passé mais aussi le paysage actuel et les terrils transformés en parc naturel… On n’en sort pas indemne.» Tenté.e.s par l’expérience ? Alors, ne ratez pas le vagabondage collectif proposé par l’Eden ce dernier dimanche d’avril, en compagnie de ces intarissables guides-marcheurs. Une opportunité unique de (re)découvrir la Boucle Noire dans des conditions exceptionnelles : au retour de la belle saison et ponctuée d’interventions artistiques (performances, créations visuelles et sonores, interpellations…) contextuelles !
Si la Boucle Noire était…
…une musique
Micheline et Francis : «Un album des Stooges, soulignant l’écart entre les riches et les pauvres et à la violence qui en découle».
…un film
M. et F. : «Les convoyeurs attendent ou Marchienne de vie, pour leur correspondance avec certains paysages et quartiers que l’on côtoie».
…une plante
M. et F. : «La clématite des haies, présente quasi toute l’année sur les terrils».
…un animal
M. et F. : «Le cochon vietnamien. Un spécimen appartenant à la ferme du Martinet se balade parfois sur le site avoisinant. Il est très gentil, contrairement à ce qu’imaginent certains marcheurs le prenant pour un sanglier sauvage».
…un lieu
M. et F. : «Le Creux de l’Enfer à Thiers, dans le Puy-de-Dôme à une cinquantaine de km de Clermont–Ferrand. Sur cette vallée se sont installées au 19e siècle des usines de coutellerie réputées au-delà des frontières (la Vallée des Usines) et abandonnées aujourd’hui. Le tourisme local s’appuie sur cette friche industrielle pour expliquer l’histoire et la renommée de la ville en invitant les visiteurs à y descendre à pied. Deux de ces usines accueillent aujourd’hui un centre d’expositions et un centre d’art contemporain. À visiter absolument !».
…un livre
M. et F. : «La ville noire de George Sand, dont le récit se déroule à Thiers pendant la révolution industrielle. Le livre fut réédité récemment par des artistes en résidence dans la Vallée des Usines. La ville noire (à l’instar de notre Pays Noir) a su capitaliser sur son passé industriel et la culture pour se redéployer».
…une devise
M. et F. : «Do it Yourself (et n’attend pas que les autres le fassent à ta place) !».